Áo dài, identité et musique populaire : Construction d’identité culturelle des Vietnamiens à l’étranger

Les élèves de l’école de vietnamien Lớp Việt Ngữ Ðắc Lộ, habillées dans le ao dài,
souhaitent bonnenouvelle année à leurs parents et à la communauté vietnamienne de Montréal. 
Têt du Nouvel An vietnamien au Centre Pierre-Charbonneau, Montréal, février 2009.

Sous la domination chinoise, pendant la période du  Nam tiến, sous la colonisation française et sous le Ðổi mới, le áo dài a joué un rôle d’instrument d’adaptation pour les Vietnamiens confrontés aux différentes dominations et cultures étrangères. Nous avons vu que tout au long de l’histoire du Vietnam, le áo dài a aidé les Vietnamiens à façonner une nouvelle identité qui les aide à s’adapter et à s’insérer dans chaque nouvelle société. Pour les Vietnamiens à l’étranger aussi, le áo dài reprend ce même rôle d’outil de façonnement identitaire. Cependant, cette fois-ci, l’outil accomplit sa fonction dans un autre cadre culturel: dans la culture et la musique populaire.  Nous regarderons de plus près comment la culture et la musique populaire utilisent le áo dài pour façonner l’identité des Vietnamiens d’outre-mer.

Dans les pays où des communautés vietnamiennes ont pris racine, le áo dài est plus souvent vu porté lors des grands événements festifs culturels (le Nouvel An vietnamien Tết est l’exemple par excellence).

Lors de ces événements des concours d’áo dài sont souvent organisés et où les Vietnamiennes y participent. En vivant dans des sociétés américaine, canadienne, française ou même australienne, il est difficile pour ces Vietnamiennes de retenir les valeurs traditionnelles vietnamiennes. Ces concours, plus que simplement des concours de beauté, sont avant tout un incitatif pour rappeler les jeunes Vietnamiennes de se remémorer les valeurs traditionnelles même si elles ont grandi dans une société non vietnamienne. Le áo dài sert à leur rappeler de ces valeurs traditionnelles.

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Tradition et modernité : symbolique du áo dài

Dans les concours de áo dài, les participantes représentent en même temps la tradition et la modernité. Elles doivent démontrer leur capacité à négocier deux mentalités culturelles, vietnamienne et occidentale, mais sans pour autant se perdre dans l’une ou dans l’autre (Nhi 2011, p. 76). Elles doivent prouver qu’elles peuvent assimiler les valeurs de la culture vietnamienne avec les valeurs de la société qui les accueille (québécoise, canadienne, américaine, française, australienne, etc.), de sorte que ces valeurs arrivent à coexister de façon harmonieuse dans une seule personne, même si elles sont souvent opposées. Le áo dài encourage donc la construction d’une identité hybride, où deux cultures sont bien assimilées, mais dont aucune n’a été annihilée. Par exemple, aux États-Unis, les Vietnamiennes sont à la fois Américaines “sans être complètement américaines”, car elles demeurent encore Vietnamiennes “sans être complètement Vietnamiennes”. Tout comme les Vietnamiennes au Canada et au Québec, elles sont Canadiennes/Québécoises “sans être complètement Canadiennes/Québécoises”. Leur essence culturelle maternelle leur confère encore une identité typiquement vietnamienne “sans être complètement vietnamienne”.  La culture et la musique populaire des Vietnamiens à l’étranger reflètent cette hybridité des mentalités dans la culture de l’identité vietnamienne.

Hybridité des identités dans la culture et la musique populaire

Dans les communautés de Vietnamiens à l’étranger, les productions de culture et de musique populaires véhiculent largement cette idée de la construction d’une identité hybride. En tout temps, le áo dài y est toujours présent dans ces productions, car il jour un rôle de « technologie de la mémoire », où il est « l’objet, l’image et la représentation » qui sert à articuler la mémoire culturelle (Bousquet 2005, p. 342). Il est un catalyseur de la mémoire pour réveiller les sentiments d’attachements historique et culturel que les Vietnamiens à l’étranger nourrissent encore pour le Vietnam. Avant de regarder comment le áo dài joue son rôle de catalyseur de la mémoire culturelle dans la culture et la musique populaire, regardons un peu ce que sont la culture et la musique populaire des Vietnamiens à l’étranger.

Il existe plusieurs producteurs de la culture et de musique populaires des Vietnamiens à l’étranger : Trung Tâm Thúy Nga Paris by Night, Trung Tâm Asia et Trung Tâm Văn Sơn, etc. Leurs productions utilisent des divertissements de musique, de chanson, de danse, de mode, de comédie ou même parfois, des documentaires historiques pour construire la mémoire collective des Vietnamiens à l’étranger (Bousquet 2005, p. 340). Les divers numéros sont certes interprétés en vietnamien, mais aussi en d’autres langues : français, anglais, chinois, cantonnais, japonais et même coréens. L’usage d’autant de langues est pour démontrer la complexité des négociations d’identité culturelle dans tous les pays où résident des Vietnamiens : Canada, États-Unis, France, Australie, Chine, Taiwan, Japon, Corée ou ailleurs. Tous ces Vietnamiens doivent négocier des valeurs de plusieurs mentalités culturelles à la fois pour pouvoir s’adapter dans ces différentes sociétés. Les artistes des spectacles de variétés incarnent sur scènes ces mélanges de culture. Ils abordent différents costumes (vietnamien, occidental, chinois, japonais, coréen, etc.) selon le thème du numéro qu’ils doivent interprétés. Le but visé est de démontrer que les Vietnamiens à l’étranger peuvent s’assimiler dans toutes les sociétés qui les abritent sans perdre leur racine culturelle.

Ces divertissements cherchent à montrer aux spectateurs comment négocier leur histoire passée avec le futur avenir devant leurs yeux. Ils tentent de leur faire comprendre les raisons des tensions qu’ils vivent dans une société, où souvent les valeurs ne sont pas toujours celles qu’ils préconisent à cause des différences de  mentalité culturelle. À cause de l’abîme qui sépare les différentes générations d’immigrants vietnamiens, le transfert des valeurs culturelles aux générations suivantes est souvent difficile. C’est dans ce contexte que les productions de spectacles de variétés leur servent de “pont intergénérationnel” (Nhi 2011, p. 93). Ces productions populaires se sont donné la mission d’éduquer ses spectateurs, jeunes et vieux, sur les questions culturelles, historiques, mais aussi politiques.

À travers une série des numéros qui vacillent entre l’humour et le sérieux, les auditeurs sont amenés à réfléchir sur des questions qui leur préoccupent souvent : les complexes culturels, le rôle à jouer dans une société de culture différente de celle du Vietnam, les différences éducationnelles entre les plus vieux et les plus jeunes.  Et sans exception, le áo dài est présent dans ces productions de culture et de musique populaires vietnamiennes. Il joue un rôle important de catalyseur de la mémoire des Vietnamiens pour leur réveiller et évoquer des souvenirs et des sentiments de solidarité avec le peuple vietnamien. La valeur symbolique du áo dài y est toujours entretenue. Toutefois, sa force symbolique vacille dans le temps.

Évolution du áo dài chez Thúy Nga Paris by Night

Nous allons regarder comment la force symbolique du áo dài vacille dans le temps chez Thúy Nga Paris by Night (PBN), le plus populaire de tous les producteurs de culture populaire vietnamienne. Trung Tâm Thúy Nga existait déjà à Saigon dans les années de 1970. Cependant, à cause de la chute de Saigon en 1975, son créateur Tô Văn Lai et sa femme Thúy Nga (d’où le nom de la compagnie) ont dû se réfugier à Paris. En 1984, Tô Văn Lai  et sa femme font revivre Thúy Nga à Paris sous le nom de Trung Tâm Thúy Nga Paris by Night. À cause de ce passé historique amer, les premières productions de Thúy Nga ont une très forte connotation nationaliste anticommuniste. Le áo dài utilisé sur le plateau sert à retransmettre la tradition et la culture aux spectateurs, mais une tradition et une culture politisées.  Cependant, au fur et à mesure que les années passent, cette « technologie de la mémoire » a évolué dans la valeur symbolique qu’elle transporte.

Nous nous sommes intéressés à voir comment a évolué la symbolique du áo dài au cours de la dernière décennie. Jusqu’en 2012, PBN a plus de 106 productions à son actif. De 2000 à 2012, Thuy Nga a produit les numéros de 53 à 106. Faute de temps, de moyens et de disponibilité des sources, nous ne regarderons pas tous les cinquante-trois numéros depuis 2000, mais seulement cinq numéros de séquence de dix : PBN60 Thất tình (peine d’amour) produit en 2001, PBN70 Thu ca (chanson d’automne) en 2003, PBN80 Tết khắp mọi nhà (Têt dans toutes les maisons) en 2006, PBN90 Chân dung phụ nữ (portrait de la femme) et 2007 et PBN100 Ghi nhớ một chận đường (mémoire d’un parcours) en 2010. Nous ajoutons aussi à cette liste le dernier né diffusé en 2012, PBN106 Lụa (soie), car il est un numéro spécialement dédié au áo dài.

Place du áo dài dans les costumes de scène

Nous nous intéressons à savoir quelle place prend le áo dài parmi les divers costumes portés par les artistes féminins. Nous n’avons pas choisi de regarder les artistes masculins, car la plupart du temps, ils adoptent le costume occidental. Dans le contexte de notre recherche, le áo dài masculin est moins intéressant à étudier puisqu’il apparaît peu souvent. Les costumes des artistes féminines de PBN sont nombreux et variés et donc plus intéressants à regarder.

Nous avons attribué des catégories pour les costumes des artistes sur la scène. Tout d’abord, il y a la catégorie “Costume occidental”, qui regroupe les robes de soirée, les mini robes, les mini-jupes, le costume à la Madonna, etc. Pour les costumes de diverses cultures ethniques (chinoise, japonaise, égyptienne, indienne, thaïlandais, ancien costume vietnamien pré-áo dài, costume des paysans et des minorités ethniques vietnamiennes), nous les avons regroupé sous l’intitulé “Autres”. Et naturellement, la catégorie “Áo dài” a aussi sa place. Nous vous invitons à regarder le Tableau 1 et 2, qui présentent les costumes des artistes féminins de Paris by Night dans les numéros PBN 60, 70, 80, 90, 100 et 106.

Tableau 1. Les costumes des artistes féminins de Paris by Night de 2001 à 2012.
Tableau 2. Les costumes des artistes féminins de Paris by Night de 2001 à 2012.

Comme il est possible de le constater dans le tableau, le “Costume occidental” (en rouge) est porté jusqu’à 66 % dans PBN60 et 47 % dans PBN100 alors que le “Áo dài” (en bleu) n’occupe qu’un taux de 17 % et de 35 % dans ces mêmes numéros. Cependant, en 2012, le áo dài revient en forme jusqu’à 70 % du total des costumes de scène. À l’exception de PBN100, où il était moins porté par rapport à PBN90, le áo dài prenait progressivement plus de place sur la scène de 2001 à 2012.

Pour la catégorie “Áo dài”, nous l’avons divisé en trois sous-catégories: “Traditionnel”, “Contemporain” et “Moderne”. Le “Traditionnel” est le style créé vers les années 1950-1960 à Saigon. Le “Traditionnel” est le plus modeste par rapport au style “Contemporain” et “Moderne”. Il couvre le corps à partir du haut du cou jusqu’au poignet avec un col haut et des manches longues. Le “Contemporain” est le style lancé par Mme Nhu vers la fin des années 1960. Ce style laisse voir un peu plus de peau que le “Traditionnel”. Il est soit sans col, soit avec un col ouvert dentelé, avec des manches plus courtes ou confectionné dans un tissu un peu transparent. Quant au style “Moderne”, il s’approche plus de la mode occidentale. Il laisse voir plus de peau que le style “Traditionnel” ou “Contemporain”. Il est soit très décolleté en avant, n’pas de dos, est soutenu sur une épaule, n’a pas de manches, etc. Ces trois sous-divisions de styles nous permettront d’observer comment a évolué le áo dài et sa représentation de 2001 à 2012 dans les productions de Paris by Night. Le Tableau 3 et 4 vous montrent cette évolution des styles.

Tableau 3. Les styles de áo dài  chez Paris by Night de 2001 à 2012.
Tableau 4. Les styles de áo dài chez Paris by Night de 2001 à 2012.

En regardant le Tableau 3, nous constatons bien que, à l’exception du PBN100, le style de áo dài “Traditionnel” (en bleu) dominait à plus de 50 % du temps sur les styles “Contemporain” (en rouge) et “Moderne” (en vert) depuis 2001. Les styles “Contemporain” et “Moderne” prennent maximum 40 % de l’espace sur la scène.

En 2001, aucun áo dài de style “Moderne” n’a été porté alors que le style “Traditionnel” dominait jusqu’à 60 % de la scène. En en 2012, c’est l’inverse qui se produit. Dans le PBN106, aucun artiste n’avait porté le style “Traditionnel”. En fait, seule la maîtresse de cérémonie Nguyễn Cao Kỳ Duyên avait porté un “Traditionnel” durant les cinq heures de spectacles. PBN106 avait aussi présenté un document sur le áo dài, et où le “Traditionnel” était dominant. Cependant, la figurante n’était pas une artiste de Paris by Night, ce dont pourquoi nous ne l’avons pas considéré dans les dénombrements.

 Quant à la dominance des styles “Moderne” sur les styles “Traditionnel” dans PBN106, cela est dû à la contribution spéciale des designers de áo dài (Việt Hùng, Calvin Hiệp et Thái Nguyễn), qui ont mis plus d’emphase sur le style “Moderne” que le style “Traditionnel”. Le graphique du Tableau 4 vous illustre comment les différents styles  et se positionnent entre eux de 2001 à 2012.

D’un vêtement populaire à un parement de luxe

La chanteuse Ngu Quynh dans un ao dài Fendi.

Dans le PBN106, les designers Calvin Hiệp et Thái Nguyễn ont donné un nouveau statut social au áo dài vietnamien. Le vêtement n’était plus un costume populaire. Il était devenu un symbole de luxe. Les áo dài dans le PBN106 étaient créés sur des grandes marques telles que Chanel, Christian Lacroix, Hermes, Roberto Cavalli, Fendi, Thierry Mugler, Kenco, Pucci, Yves St-Laurent, Charles Jourdan, Leonard et Emanuel Ungaro. Le coût du textile pour la confection d’un seul áo dài pouvait s’élever jusqu’à 1800 $ USD, sans compter le pantalon, le travail de confection et les accessoires.

Il semblerait que le áo dài fait un retour sur son ancien statut social. Dans la période pré-coloniale, il était un vêtement de noble. Dans la période coloniale, il était un vêtement de bourgeois. Depuis le áo dài craze dans les années de 1990, il était devenu un vêtement populaire. Et graduellement depuis 2000, il effectue une remontée pour dépasser le statut de la classe bourgeoise et atteindre celui de la classe d’élite. À la fin de 2012, le symbole historique de résilience et de persistance culturelle devenu un parement de luxe.

Importance de l’áo dài actuellement

L’áo dài reste un élément vestimentaire traditionnel très important aux yeux des Vietnamiens. D’ailleurs, l’ambassadrice Nguyên Phuong Nga, qui s’occupait de la Mission du Vietnam dans l’ONU durant 4 ans entre 2014 et 2018, a fait une déclaration publique sur le sujet de l’áo dài. Elle a dit que malgré qu’il ne soit pas toujours pas reconnu comme patrimoine culturel national, l’áo dài est devenu le symbole de la nation vietnamienne et mérite bien une reconnaissance importante.

L’áo dài est depuis longtemps un costume traditionnel portant l’identité culturelle vietnamienne. Photo: CTV/CVN.

Sources bibliographiques:
BOUSQUET Gisèle et Nora Taylor (dir.) (2005). Le Viêt Nam au féminin, Paris, Les Indes savantes, 399 pages.

LESHKOWICH, Ann Marie (2003). « The Ao Dai Goes Global : How International Influences and Female Entrepreneurs Have Shaped Vietnam’s ‘National Costume’ », in The Globalization of Asian Dress: Re-Orienting Fashion, Sandra Niessan (dir.), Oxford, New York, Berg, pp. 75-115.

NGUYEN, Van Ky (1995). La société vietnamienne face à la modernité, Paris, L’ Harmattan, Coll. « Recherches asiatiques », 432 pages.

NHI, T. Lieu (2000). « Remembering ‘The Nation’ through Pageantry: Feminity and the Politics of Vietnamese Womanhood in the ‘Hoa Hau Ao Dai’ Contest, Frontieres: A Journal of Women Studies, Vol. 21, No. 1/2, pp. 127-151.

NHI, T. Lieu (2011). The American Dream in Vietnamese, Minneapolis, London, University of Minnesota Press, 186 pages.

VNA, CVN. 2021. « Il est temps d’inscrire l’áo dài sur la liste du patrimoine culturel de l’humanité ». En ligne. Le Courrier du Vietnam, 10 mars. https://lecourrier.vn/il-est-temps-dinscrire-lao-dai-sur-la-liste-du-patrimoine-culturel-de-lhumanite/907071.html. *Consulté le 10 avril 2021.